Allaitement à la demande et cododo : Vers une parentalité « naturelle » en pleine redéfinition
Une approche du quotidien repensée
Pour beaucoup de parents, l’idée de rester constamment à l’écoute de son enfant se traduit par des pratiques telles que l’allaitement sur demande – parfois jusqu’au sevrage naturel qui peut survenir entre deux et six ans –, le portage physiologique à l’aide d’écharpes ou de porte-bébés, ainsi que le cododo, c’est-à-dire le fait de dormir dans la même pièce, voire le même lit que son bébé.
Julie, enseignante à Avranches, explique ainsi sa routine familiale : « Mon fils James, bientôt deux ans et demi, est encore nourri à la demande. Il fait ses siestes pendant que je le porte et partage notre lit la nuit. Lors de nos sorties, il marche à nos côtés ou est porté sur nos épaules. »
Pour Julie et son compagnon Guillaume, qui assume pleinement son rôle de père au foyer, ces habitudes s’inscrivent dans une démarche volontairement écologique et dans la volonté de rester le plus proche possible de l’enfant. « Le fait d’être épuisé ou de ressentir parfois de la frustration fait partie du lot, mais c’est le prix à payer pour vivre pleinement cette intimité », confie-t-elle.

Les origines d’un mouvement
Le maternage proximal n’est pas une tendance récente. Ses premières manifestations remontent aux années 1970, lorsque les milieux écologistes commençaient à repenser la place du corps et de la nature dans la vie quotidienne.
Claude Didierjean-Jouveau, qui présida La Leche League de 1989 à 1997, se souvient d’une époque où, en réaction aux approches féministes matérialistes qui voyaient la maternité comme une aliénation, un féminisme plus organique et centré sur la redécouverte du corps faisait émerger de nouvelles pratiques. Des ouvrages comme Notre corps, nous-mêmes et les groupes d’entraide ont joué un rôle déterminant dans cette réappropriation de la maternité.
La force du lien d’attachement
Au cœur de ces pratiques se trouve la théorie de l’attachement, développée par le psychiatre anglais John Bowlby dès 1958.
Selon cette théorie, l’enfant naît avec la capacité innée de se lier à un adulte, un lien essentiel pour sa survie et son développement. Comme l’explique Béatrice Kammerer, auteure spécialisée dans l’éducation positive, « le contact étroit avec un adulte référent, généralement la mère, est crucial pour éviter des régressions graves et assurer un développement harmonieux ».
Ainsi, dans cette optique, l’allaitement sur demande et le cododo ne sont pas de simples choix de vie, mais des moyens de renforcer un lien vital pour l’enfant.
Le regard des neurosciences
Au fil du temps, la psychologie a laissé progressivement la place aux neurosciences pour expliquer l’importance des premières années de vie. La pédiatre Catherine Gueguen, par exemple, a popularisé l’idée que chaque interaction – qu’elle soit empreinte de réconfort ou de stress – influence la formation des neurones, la myélinisation ou encore l’expression de certains gènes.
En d’autres termes, les expériences relationnelles précoces laissent une empreinte durable sur le cerveau de l’enfant, modelant ainsi son avenir émotionnel et cognitif. Ces recherches ont été reprises, parfois de manière excessive, par certains militants du maternage proximal qui prônent une réponse quasi immédiate à chaque besoin exprimé par le bébé.
Des excès et des dérives possibles
une des critiques les plus souvent formulées à l’encontre du maternage proximal concerne cette exigence de réactivité totale.
Inspirés par les conclusions du pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott – qui soulignait que pour qu’un enfant se sente « sécurisé », il suffisait que la personne en charge réponde suffisamment bien à ses besoins – certains parents se sentent obligés de répondre instantanément à chaque pleur. Cette attente constante a conduit à des situations où des mères, par exemple, se privent même de moments de détente ou hésitent à confier leur bébé à quelqu’un d’autre.
Par ailleurs, l’interprétation littérale de certaines études sur le cortisol a engendré l’idée que laisser un enfant pleurer quelques minutes pourrait avoir des effets catastrophiques sur son développement cérébral, extrapolant des expériences réalisées sur des animaux soumis à des conditions extrêmes.
L’ère d’Internet et la diffusion massive des idées
Le tournant du millénaire a marqué un véritable accélérateur pour la diffusion de ces pratiques. Claude Didierjean-Jouveau explique que l’avènement d’Internet, avec ses blogs et forums dédiés, a permis une expansion rapide des idées liées au maternage proximal.
Dès 2000, on observe une nette augmentation du taux d’allaitement dès la naissance, suivi d’une montée régulière d’environ 2 % par an. En 2001, l’allaitement a même été mentionné dans le premier plan national nutrition-santé, signe officiel de sa reconnaissance.
La prolifération des ouvrages sur le sujet dès 2005 témoigne également de cet engouement, qui s’est installé tant dans les sphères privées que publiques. La sociologue Maya-Merida Paltineau, qui a consacré sa thèse au maternage proximal, note par ailleurs que si autrefois les mères évoquaient leur cododo en fin d’entretien, aujourd’hui, cette pratique est de plus en plus revendiquée ouvertement, au point que certaines maternités proposent même des lits aménagés pour le cododo.
Témoignages du terrain
Au-delà des chiffres et des théories, les récits du quotidien apportent un éclairage précieux sur ce mode de parentalité.
Avant même de connaître le concept du maternage proximal, Claude Didierjean-Jouveau se remémore avoir bricolé un porte-bébé à partir d’un vieux jean et d’une ceinture en cuir pour pouvoir porter son premier enfant, né en 1976. Pour Julia, psychologue à Rennes, le fait que sa fille dorme dans leur chambre – et parfois même dans leur lit – a été salvateur, lui évitant une fatigue extrême souvent associée aux réveils nocturnes pour l’allaitement.
Dans un contexte rural, Doriane, étiopathe dans un village près de Toulouse, explique que le portage est devenu une nécessité pratique, la poussette n’étant pas adaptée aux contraintes du quotidien à la campagne.
Quant à Mathilde Blézat, journaliste indépendante et mère de deux filles, elle se réjouit de l’absence de stress lié à l’intoxication ou à la dépendance aux laits en poudre, même si certains critiquent cette pratique en la qualifiant d’« esclavagisante » par comparaison avec des générations précédentes qui se levaient en pleine nuit pour préparer des biberons.
Un mode de vie au cœur de préoccupations écologiques et sociétales
Au-delà des aspects purement parentaux, le maternage proximal se conjugue souvent avec une démarche écologique.
Pour certains parents, il s’agit d’un choix de vie global qui touche aussi à la réduction des déchets et à la consommation responsable. Doriane et son compagnon Émile, par exemple, privilégient les circuits courts et réduisent leur production de déchets.
Lorène, journaliste à Montpellier, opte pour la seconde main en matière de mobilier et de vêtements pour son bébé. Éléonore, cadre supérieure en Savoie et mère de deux enfants, évoque la transformation radicale de son foyer depuis la naissance de ses enfants : « J’ai arrêté d’utiliser des lingettes jetables et des produits ménagers classiques, j’ai adopté des alternatives durables. » Pour elle, l’arrivée des enfants a provoqué un véritable tournant personnel, passant d’une prise de conscience collective de l’écologie à une implication individuelle concrète.
L’intensité émotionnelle du quotidien
Ces ajustements de mode de vie ne se font pas sans difficulté. La proximité constante avec son enfant, si bénéfique pour certains, peut engendrer une tension émotionnelle importante.
Doriane confie : « Il est vraiment difficile de laisser mon fils pleurer plus de quelques minutes ; chaque minute d’absence me met dans un état d’alerte permanente. »
Cette sensibilité, bien qu’elle soit le reflet d’un profond désir de protéger l’enfant, peut également mener à une forme de surmenage affectif, où la fatigue et la frustration se font inévitablement ressentir. Pourtant, pour les parents qui choisissent cette voie, ces sacrifices s’inscrivent dans une quête de bien-être familial et de connexion authentique.
Retour aux instincts primordiaux
Pour certains, le maternage proximal ne se contente pas d’être une série de pratiques éducatives, il renoue avec une dimension presque animale de l’instinct maternel.
Soleyne, entrepreneuse dans le numérique à Bordeaux, se souvient de l’arrivée de son fils Hector : « À sa naissance, j’ai ressenti une force primitive, un instinct animal que je n’avais jamais expérimenté auparavant. »
Daliborka Milovanovic, militante engagée et animatrice pour La Leche League, relate une expérience personnelle douloureuse : « Lorsque j’ai rencontré des difficultés avec l’allaitement de mon premier enfant, j’ai sombré dans une profonde dépression. Mon corps semblait réclamer cette interaction physique, ce lien biologique essentiel à la maternité. »
Ces témoignages soulignent combien la relation mère-enfant peut être perçue comme un véritable écosystème, dans lequel chaque geste compte et où la séparation doit se faire de manière progressive, en respectant le rythme de l’enfant.
Des idées qui trouvent leur écho dans le passé
L’idée de maintenir l’enfant en contact étroit avec sa mère n’est pas une invention moderne. Dans son essai Le concept du continuum : à la recherche du bonheur perdu publié en 1975, l’Américaine Jean Liedloff mettait déjà en avant l’exemple des Yecuana, un peuple indigène du Venezuela, pour critiquer la tendance occidentale à séparer trop rapidement le nourrisson de sa mère.
Bien que ce point de vue puisse parfois faire écho aux clichés du « bon sauvage », il a indéniablement ouvert la voie à une réflexion sur la place du corps et de l’instinct dans la parentalité contemporaine. Des approches actuelles, qui comparent même les nouveau-nés à des primates en raison de leur extrême dépendance, préconisent de garder l’enfant dans un environnement proche de celui qu’il a connu in utero, notamment grâce au portage.
Un féminisme différentiel et une affirmation du corps
Au-delà des pratiques quotidiennes, le maternage proximal s’inscrit également dans une revendication féministe qui célèbre le corps féminin et ses capacités intrinsèques.
Pour de nombreuses mères, cette approche représente une forme d’émancipation, en affirmant que leur corps – capable de donner la vie et de nourrir – ne doit pas être nié ou minimisé. Mathilde Blézat exprime cette idée en évoquant la force et le caractère charnel de la maternité.
De plus, plusieurs femmes témoignent d’une prise de confiance nouvelle : « Grâce au maternage, je me sens compétente et autonome, sans avoir à dépendre constamment de conseils extérieurs, souvent donnés par des hommes », explique Claude Didierjean-Jouveau.
Cette valorisation du savoir-faire maternel contribue à redéfinir les rôles au sein du foyer et à remettre en question une répartition parfois déséquilibrée des tâches entre pères et mères.
Vers une évolution du monde du travail
Les implications de ces pratiques dépassent largement le cadre familial et touchent également à des questions de société.
Ainsi, certains plaident pour une transformation des modes de travail, afin de mieux tenir compte des rythmes de vie et des besoins spécifiques des parents. Éléonore, par exemple, critique un environnement professionnel qui valorise l’ambition au détriment du bien-être familial.
« On nous pousse à adopter les mêmes standards que nos homologues masculins, alors même que la maternité impose des contraintes physiques et émotionnelles bien réelles. Ma cheffe a même vanté son retour au travail à seulement quinze jours après l’accouchement ! » Pour elle, il est urgent de repenser le monde du travail pour qu’il devienne plus compatible avec la vie de famille, permettant ainsi une répartition plus équitable des responsabilités et une reconnaissance réelle des besoins maternels.
En conclusion : une quête de sens et de naturel
L’allaitement prolongé et le cododo, piliers du maternage proximal, ouvrent la voie à une réévaluation profonde de la maternité.
Cette approche, à la fois intime et écologique, cherche à reconnecter l’enfant à son environnement naturel et à favoriser un développement harmonieux fondé sur le lien d’attachement. Certes, ces pratiques ne font pas l’unanimité et suscitent de vifs débats, tant sur le plan scientifique que sociétal. Toutefois, elles offrent également une alternative aux méthodes d’éducation traditionnelles, en invitant chacun à repenser sa manière de vivre la parentalité.
Entre exigences biologiques, impératifs écologiques et aspirations à un féminisme libérateur, le maternage proximal représente aujourd’hui un véritable laboratoire de nouvelles pratiques, où la nature et l’émotion s’entrelacent pour dessiner les contours d’une maternité résolument contemporaine.